Texte paru dans le journal Les Allumés du jazz (09/2005)
D’Armstrong à Zidane
La production de biens culturels a vécu un essor sans précédent en terme quantitatif durant la dernière moitié du XXème siècle. Ce secteur qui était avant la seconde guerre mondiale somme toute assez marginal en terme économique est devenu, avec notamment l’essor du cinéma & des nouveaux médias une des activités qui  génère le plus de richesses, directement ou non. Des études ont montré par exemple qu’un euro investi dans la culture en générait trois par effet induit dans l’économie (Ce propos mériterait une longue analyse. Se référer pour plus d’informations entre autre au rapport Guillot*). Ce constat laisserait à penser que la culture se porte plutôt bien, ce qui en terme quantitatif est juste. La production de biens culturels de masse génère en effet des plus values juteuses, au dépend cependant d’une diversité masquée par sa prolifération même.
    CULTURE. Le degré de confusion dans ce concept est devenu total, mélangeant allégrement industries, artisanat, business, médiatisation, pub, faire-valoir, reconversion, réinsertion, formation, tourisme, vedettariat, militantisme, idéalisme, avant--garde, classicisme, la liste est longue encore. La culture est devenue un fourre-tout labyrinthique.
ART. La confusion n’est pas moindre, les Dadas ont depuis longtemps semé le doute sur le concept d’oeuvre et les marchands l’ont métamorphosé en produits directs ou dérivés qui transpire dans toutes les activités. De fait, tout objet porte en lui une dose plus ou moins grande de créativité, du design de la brosse à dents au logo d’une marque de chaussures.
    L’essentiel de la production artistique directe s’inscrit dans une fonctionnalité: celle de la commémoration et/ou de la célébration identitaire, qui, sans juger de sa qualité , se situe essentiellement dans le champ de la représentation. Cela n’est pas nouveau, l’art étant historiquement le plus souvent au service d’un pouvoir et son faire-valoir (une messe de Bach, un chant Mandingue, un hymne révolutionnaire, ...). Le goût signe une appartenance, l’esthétique se confondant avec un ensemble de valeurs culturelles que l’oeuvre corrobore en rassemblant un certain type de public sous sa bannière.
Ce type d’art répond à un besoin: créer du consensus. En démocratie, les contours de cette fonctionnalité de l’art sont plus flous car plus complexes. Au début des années 80, le ministère de la culture devenait ministère de la culture ET de la communication. Cela signait l’enrôlement de l’art dans le vaste jeu des apparences, des identifications, son entrée dans le monde post-moderne, sa démocratisation définitive, en quelque sorte son entrée en bourse.
La culture de masse tire sa légitimité de sa capacité à attirer un public, donc une clientèle, les deux concepts se chevauchant parfaitement. Saint Audimat ne sévit pas que sur les ondes, le spectacle vivant se devant aussi de sacrifier à l’exigence démocratique. Il y en a pour tous les goûts, des joutes sétoises au festival de country, du concert baroque en habits d’époque  au rassemblement de rockers, chaque artiste se devant quoiqu’il en soit de coller au mieux à l’image attendue par le public / client. 
Selon ce critère, toute personne vue dans un contexte public est artiste, d’Armstrong à Zidane , de A à Z.
Le marketing et l’industrie on pénétré comme partout les activités artistiques ( le festival d’Aix en Provence consacre 40% de son budget à la communication.).  Qu’on le veuille ou non, la culture est de fait une marchandise comme les autres, quand bien même elle ne serait pas uniquement cela (sic). Dans le spectacle total qu’est devenu notre perception du monde, le pouvoir réside dans la force de  séduction, qui est une autre forme de violence faite non pas sur les corps mais sur les esprits, où tous les coups sont permis.
    Même si des exceptions notables existent, ce n’est que relativement récemment, grosso modo à partir de la fin du dix-neuvième siècle avec les impressionnistes, que certains artistes ont eu la prétention de  s’exprimer en tant qu’individu, ou petit groupe, posant ainsi leur singularité, leur sensibilité face à l’académisme du discours artistique dominant. Dès lors la brèche était ouverte et d’autres mouvement naissaient, tous porteurs de ce même désir.
Même si cette singularité devient souvent la norme, elle prouve cependant qu une autre approche existe (qu’un autre monde est possible ?). Elle propose un saut dans une dimension perpendiculaire à l’Histoire, en transversalisant les styles et les appartenances culturelles.
André Breton appelle cette seconde démarche “Art magique”.
“Magique”, ce terme sonne mal à nos oreilles contemporaines revenues de toutes les utopies, de toutes les illusions; au mieux, il a une connotation un peu niaise ou infantile. Il renvoie pourtant à l’idée d’un ailleurs inexpliqué ou inexploré, de monde analogique où des relations se tissent entre des choses à première vue éloignées les unes des autres, de pratiques hétérodoxes, de langages et de pouvoirs intemporels.
    L’artiste ne choisit généralement pas cette démarche par goût, mais par nécessité intérieure. Le découvreur de langages, l’explorateur de formes, joue aux frontières du concret, du symbolique, de l’imaginaire et de l’énergétique, il est en relation intime avec sa part d’ombre et opère les transmutations nécessaires à “exprimer”, au sens physique du terme les forces contradictoires qui l’habitent. En construisant et déconstruisant son langage, son affect, sa technique, il se met lui-même en jeu, qui plus est en occupant une place mal définie dans le champ social.
Pour ces raisons, le danger de cette pratique hors norme existe concrètement, particulièrement pour celui dont le champ lexical est sans références clairement identifiables. L’artiste entre vite ainsi dans le domaine de l’étrangeté, de la non conformité et de l’interrogation.
Les rapports entre l’art et la folie, entre l’artiste et le fou sont alors étroits, risqués, ambigus.
Le premier, ouvre des brèches dans notre perception, sème le doute dans notre interprétation du réel; le second renonce à l’effort de maintenir le monde et  sa propre image dans ce que “les autres” appellent le vrai.
Tous deux  projettent à la face de leurs semblables ce déni de réel.
Il ne suffit certes pas à déconstruire une esthétique pour que l’acte artistique ait un poids, pourtant lorsque le  geste  est juste, un état survient, qu’on peut qualifier de conscience accrue. Ce terme a des prolongements  insoupçonnables, il est au coeur de ce qui dans l’art, me semble devoir être défendu avant tout le reste, c’est-à-dire le “discours sur”, les références culturelles, l’esthétisme et l’excellence technique. Cette attention aigüe que l’artiste porte aux choses, il l’exige aussi du spectateur, qui n’est plus, loin s’en faut, le consommateur passif qui rit ou pleure quand on lui signifie de le faire.Dans cette démarche, l’art est avant tout une prise de risque, une prise de parole, une prise de liberté, partagées par l’artiste et le public.
    Cette approche n’échappe cependant pas au besoin de reconnaissance et de moyens. Tenter de faire comprendre qu’il s’agit alors de défendre une singularité indispensable à l’homme, donc à la société toute entière n’est pas une mince affaire. En effet, quel intérêt y a-t-il pour un programmateur de salle de proposer un travail risquant de susciter la controverse, pire, de ne pas remplir sa salle, ou pour un responsable politique d’engager des fonds publics sur des événements disssensuels ?.
La sphère culturelle n’est plus, loin s’en faut un réseau de convivialités, un terrain d’aventures ou une friche ouverte à tous les imaginaires. Le secteur s’est structuré, professionnalisé, gère les lieux et les publics selon ses critères propres, ses logiques, son planning. Il n’y a d’autre part jamais eu dans le domaine de la production artistique  autant d’offre pour si peu de demande.   il est donc tentant, pour un artiste de jouer la carte de l’opportunisme, de la séduction ou du chébran. Dans ce contexte, il est en tout cas prudent de faire profil bas, de ne pas risquer de froisser des susceptibilités. Autocensure ?, mais non, nous sommes en démocratie et chacun s’exprime librement, et comme disait Warhol, chacun a droit à son quart d’heure de gloire.
    Des lieux restent à réinventer, des espaces transversaux de la libre expression où dansent encore les énergies, où les identités  se remettent en jeu, où les transmutations surviennent, où l’inconnu réapparaît, où le regard sur le monde retrouve une nouvelle puissance, des lieux en somme (publics ou privés)  remettant la créativité au centre de leur action. L’art n’est plus porteur d’utopie, il n’a pas besoin de justification et ne délivre ni message ni vérité formulable, il est  simplement un des derniers espaces où le principe d’incertitude  peut se vivre  (rappelons que 95% de l’univers nous reste inconnu), où l’homme peut se réinventer, où les rapports retrouvent  intensité et fraîcheur.
Il est un territoire de désordre véritable, pour que le désordre institutionnel qu’engendre nos certitudes, nos vérités révélées, nos habitudes et nos violences puissent s’y reformuler et peut-être un jour, enfin y mourir.
 

PS Bonne nouvelle annoncée ce matin à la radio: il y a enfin beaucoup moins d’intermittents du spectacle (30% sont déjà passés au RMI) et l’Unedic est satisfaite, d’autant plus que nombre de licences de spectacles ont été retirées aux petites structures, ce qui va amplifier le processus... Le progrès fait rage, l’ordre règne.

JEAN MORIERES

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